Allez, un article un peu technique qui parle de l’écosystème du secteur de la musique. C’est une vieille rengaine que je récite à peu près à toutes les occasions où je ressors une chemise Célio pour être plus crédible quand je parle avec des mots compliqués, bien que récemment il m’est aussi arrivé de porter des chemises sur scène – mais on parle alors plutôt de cheumise en fait.
Depuis la création de Vlad sous sa forme actuelle en 2010, j’ai eu le temps de réfléchir au modèle économique qui serait le plus adapté à nos activités d’artistes indépendants. Le terme « développeur d’artiste », qui a émergé d’ailleurs à peu près à la même période en Région Pays de la Loire (cocorico*) et qui essaime à l’échelle nationale depuis, m’a tout de suite plu, en ce qu’il tendait à recentrer la focale en amont de la filière, plutôt que continuer à regarder les acteurs indépendants comme des « petits », nécessairement voués à être écrasés par des « gros », because #capitalisme. C’était déjà un pas de géant que de reconnaître une légitimité à l’existence, mais aussi à la viabilité économique, pour des PME qui osent s’attaquer à des marchés habituellement captés par des sociétés capitalisées et dotées de réelles capacités d’investissement et de financement.
Pour ce qui est de l’existence, force est de constater que le boulot est fait : une majorité d’acteurs du secteur ont déjà entendu ce terme de « développeur d’artiste », et qu’ils s’en revendiquent ou non, ils sont désormais bien obligés d’admettre qu’il n’y a pas qu’Universal et Live Nation qui font des disques et des tournées. C’est un résultat capital, qui a permis de renverser la perspective et d’ouvrir la voie à de nouvelles formes d’action culturelle, d’accompagnement, de structuration et j’en passe.
Du côté de la viabilité économique, il subsiste toutefois quelques zones grises, comme j’ai régulièrement l’occasion de le remarquer en discutant avec des collègues développeurs. Je me permets donc de poser ici (car c’est chez moi) quelques pistes de réflexion pour décoincer de certaines embûches qui bloquent la route qui devrait normalement mener le développeur d’artistes provincial et méritant à la bande FM et la tournée des Zénith. Ma thèse, c’est que le développeur d’artistes est soit un acteur industriel en début de parcours, soit un éditeur qui s’ignore.
Depuis 2013 que Vlad est devenu sociétaire à la Sacem en tant qu’éditeur – et ce avec le concours de bienfaiteurs inspirants qui se reconnaîtront à la lecture de cet article – je travaille activement à réorienter notre stratégie en amont de la filière, là où la musique se crée en premier lieu. Vlad a été créé par et pour des artistes, sans préjuger de leur situation personnelle – nous travaillons donc aussi bien avec des intermittents confirmés qu’avec des amateurs qui ne souhaitent pas faire de la scène leur activité principale. De même, nous travaillons sur des esthétiques diverses et largement alternatives, qu’on pourrait résumer par un triptyque punk / electro / musiques traditionnelles, et qui permet d’inclure des choses tout à fait écoutables, si l’on en juge par notre capacité insoupçonnée à infiltrer FIP ou certains gros festivals de l’Ouest. Nous avons une ligne artistique, nous avons des principes, toutes ces choses qui, pour l’industrie, représentent des coûts plus que des atouts.
Pour rivaliser avec des acteurs bien plus puissants financièrement (qu’ils soient d’ailleurs privés ou publics), il faut des sous, et ça, on a pas. Il est tout à fait vain (j’allais dire idiot) d’aller essayer de concurrencer des majors ou des tourneurs nationaux avec mille balles de capital dans une boîte gérée par un mec chez lui avec son PC. Ça tombe bien, ces gros acteurs-là ne font pas la même musique que nous, et les lecteurs réguliers de ce blog savent déjà que ce n’est certainement pas un hasard. Alors ok on n’a pas de sous, mais on a du temps à perdre et des histoires à raconter, autant de trucs tout à fait personnels et non-scalables qui n’intéresseront par définition jamais l’industrie, mais peuvent par chance servir de matière première tout à fait adéquate pour créer de la bonne musique pour le public qu’on s’est choisi.
En tant qu’éditeur, notre modèle consiste donc à signer des œuvres de nos artistes en échange de notre accompagnement financier, juridique, comptable, stratégique et artistique. Nous signons des artistes que nous allons ensuite aider à sortir un single, un clip, un premier EP, voire un album, une première tournée régionale puis nationale. Sur toutes ces activités, nous essayons d’équilibrer au mieux les budgets notamment par des financements privés des sociétés civiles, tandis que les aides publiques que nous percevons (notamment par la Région Pays de la Loire ou le Ministère de la Culture) nous permettent d’équilibrer le budget de fonctionnement de la société et de lancer des projets innovants qui nous permettent de séduire chaque année de nouveaux artistes, en nous distinguant très nettement d’une officine à cachets ou d’un fonctionnement associatif de groupe amateur.
Ces deux exemples sont d’ailleurs deux modèles desquels le développeur d’artistes a parfois du mal à se distinguer : il doit constamment prouver qu’il n’est pas qu’une structure à cachets ou à subventions en défendant sa ligne artistique, et doit simultanément prouver qu’il n’est pas qu’une « association de groupe » améliorée en sollicitant tant bien que mal ces précieuses aides sans lesquelles il est si difficile de s’extraire de la trappe à cachets habituelle – 1 ou 2 premières parties par an dans une SMAC du coin, une dizaine de petits festivals, une dizaine de GUSO dans les bars et quelques plans techos pour boucler.
Mon avis en 2019, c’est que cette « trappe à cachets » concerne l’immense majorité des artistes qui sont justement accompagnés par des développeurs d’artistes, et beaucoup d’entre eux sentent bien qu’il est parfois difficile de passer le palier au-dessus : celui d’un financement intensif par les sociétés civiles et d’une force de frappe réelle et constante en termes de promotion et de distribution. Au fond, passer d’un modèle quantitatif de type « je fais 43 cachets par an à tout prix avec mon groupe » à un modèle qualitatif de type « je fais 20 belles dates, je suis payé en studio, en répétition, en résidence, en captation ou tournage de clip, voire en production si je participe au développement du groupe au-delà de mon seul rôle de musicien ». Sans compter qu’à courir après 43 cachets par an on a difficilement le temps de gérer ses droits ou de se former.
Souvent, les choses sont mal posées dès le départ, et notre pudeur sur les questions économiques, ainsi qu’une certaine peur du divorce et/ou du gendarme nous empêchent d’être aussi transparents que ne le seraient des acteurs engagés dans une relation similaire dans n’importe quel autre secteur d’activité. Au cœur de la relation développeur-artiste, il y a la confiance mutuelle, ce sujet tabou. Que vous soyez artiste ou développeur, voici quelques sujets dont vous devriez pouvoir discuter librement avec votre partenaire – vous aussi faites ce petit test, le n°4 m’a laissé sans voix :
– Combien de temps (en mois, en années) puis-je décemment m’autofinancer en attendant une intermittence (pour l’artiste) / la rentabilité (pour le développeur) ?
– Quelles activités dois-je confier à mon partenaire, lesquelles dois-je assurer moi-même, et dois-je chercher d’autres partenaires et lesquels ?
– Quel montant maximum le développeur d’artistes sera-t-il prêt à allouer au développement de l’artiste en attendant que « ça marche » ?
– Quand est-ce qu’on considérera que « ça marche » ou que « ça marche pas » ?
– Que se passera-t-il alors ?
Ce petit test peut vous aider à mettre le doigt sur cette triste réalité : votre partenaire actuel n’est peut-être pas votre partenaire « définitif », et vous serez probablement amené à nouer un jour des relations avec d’autres partenaires dans votre carrière. En effet, soit votre partenaire va se développer économiquement plus vite et mieux que vous, et finira par vous abandonner lâchement. Soit au contraire c’est vous qui allez progresser plus vite que lui et finir par chercher un autre partenaire plus puissant, plus adapté, plus efficace. Après tout, vous visez TF1 et le Zénith, non ?
Conclusion, à moins que chacune des parties connaisse un essor égal et symétrique au fil du temps, la relation n’est pas vouée à durer éternellement. Là où les choses se compliquent, c’est qu’à la fin de la relation (quelle qu’en soit la raison), le compte analytique de l’artiste est la plupart du temps déficitaire, puisque le développeur a investi du temps et de l’argent : c’est son rôle. Il se retrouve donc avec une ardoise, et ne peut pas toujours compter sur une quelconque manne (apport perso, activités annexes, artiste qui cartonne et qui, contre toute logique économique, reste fidèle) pour survivre.
Or, si on s’intéresse un peu au modèle de l’édition musicale, on s’aperçoit que :
1. L’éditeur ne signe pas des artistes, mais des œuvres ;
2. L’éditeur ne touche pas des commissions ou des ventes, mais des droits.
Le point n°1 implique que vous travailliez sur un répertoire, qui est quelque chose d’immatériel et qui a une durée de vie limitée : vous n’êtes donc pas dans une relation de subordination, ni de management, ni de gestion de carrière à long terme. L’artiste n’est pas votre employé. C’est fondamental pour la relation qui lie le développeur à l’artiste, comme on va le voir plus bas.
Le point n°2 implique que l’éditeur est par nature incité à nouer des relations avec d’autres partenaires, (labels, tourneurs, autres…) toujours plus efficaces et plus performants, aussi longtemps qu’il aura la confiance de l’artiste qui consentira à lui céder une part des droits de ses œuvres, pour multiplier les sources de droits générés, puisque plus l’artiste vendra de disques et de concerts, plus les ayant-droit (auteurs et éditeurs) percevront de droits. L’artiste qui cède ses droits à un éditeur prend lui aussi un risque, celui de voir l’éditeur encaisser une part des droits sans rien faire. La relation est donc équilibrée dès le départ – à condition évidemment de bien négocier le nombre d’œuvres à signer, ainsi que les termes du contrat d’édition.
Côté développeur d’artistes, on n’a finalement que le contrat de travail (CDDU) dans le cadre des concerts, et le contrat de licence ou d’artiste pour les disques – bref, rien qui permette de cadrer la collaboration dans la durée, alors même que l’investissement du développeur s’inscrit précisément sur le temps long. Ce mode de contractualisation court-termiste résulte vraisemblablement du caractère particulièrement informel de la relation développeur-artiste. La confiance mutuelle est d’ailleurs un terme souvent utilisé par les développeurs eux-mêmes, certainement pour qualifier une relation là où aucun contrat ne permet de le faire.
Cela crée certes de belles histoires, mais aussi des drames, car lorsque la relation n’est plus équilibrée et cesse de fonctionner, plus rien ne permet de cadrer la sortie de route, et tout s’organise à l’amiable, enfin à peu près quoi. Finalement, on a voulu se développer de façon industrielle en faisant du volume, des investissements et des économies d’échelle, et on s’aperçoit qu’on a construit tout ça sur de l’humain – et c’est le bug. Aucun autre secteur d’activité ne s’y tromperait, mais la musique tu comprends c’est tellement cool, on est des fous.
Ces basses constatations sont donc de nature à pousser le développeur d’artiste lambda à envisager 2 types de parcours diamétralement opposés :
– soit l’industrialisation, avec l’intensification des financements, des concerts, des sorties, des ventes, des embauches, des stagiaires, des services civiques, dans l’idée de devenir le plus rapidement possible un acteur de taille moyenne voire grosse et de réaliser des économies d’échelle. Cela tendra par définition à limiter la prise de risque artistique et la conception de musiques diversifiées, curieuses et libres. C’est pas un jugement de valeur, c’est simplement logique d’un point de vue économique : Volkswagen vend pas de voitures à pois jaunes.
– soit une stratégie de réorientation vers un modèle analogue à celui de l’édition musicale, plus artisanal – j’ai envie de créer le mot artistanat, prenez c’est gratuit – avec tout ce que cela inclut d’efforts en formation dans ce métier, en investissements, en documentation. Avec au bout du compte, la liberté de pouvoir travailler avec n’importe quel type de partenaire, sans exclusivité, ni rapport de mendicité vis-à-vis de ses artistes majeurs (« stoplé reste avec moi ») ou de condescendance pour ses artistes mineurs (« vas-y dégage g pas le tps »).
Un mauvais compromis entre des activités artistiques et industrielles** mène nécessairement à des décisions sous-optimales, puisque les frontières entre les contraintes humaines et économiques sont brouillées. Au contraire, un modèle clair permet de replacer les rapports de travail dans le champ de l’économie tout en circonscrivant symétriquement la part d’humain dans le champ artistique.
La base.
On pourra approfondir à Bourges, on y sera mercredi et jeudi.
* Figurez-vous que l’excellent Sauvage FM est d’ailleurs l’auteur du tout premier logo du collectif il y a presque dix ans.
** Discrètement j’ai pas pu m’empêcher d’opposer artistique et industrie. Déso pas déso