Avec le temps pandémique et la mise sous perfusion (à quelle dose et pour combien de temps ?) du secteur artistique, c’est le quart d’heure de gloire des administrateurs de tout poil. Depuis la mi-mars, voici la liste quasi exhaustive des dispositifs d’urgence que nous avons dû recenser, analyser, éventuellement solliciter puis obtenir ou non, sous forme de simple formulaire, de gros dossier ou autre mécanisme comptable subtil :
Tiens tant qu’à faire je vais même les classer par ordre décroissant de réussite et d’efficacité :
– le prêt bancaire garanti par l’Etat
– l’habilitation au chômage partiel
– le fonds de solidarité pour les TPE et indépendants (dit volet 1)
– le fonds de secours de la Sécurité Sociale des indépendants
– des acomptes ou des cessions réglées par l’organisateur alors que le concert est annulé, dans un esprit de solidarité et de budgets publics votés un an à l’avance
– les reports d’échéances de cotisations
– le fonds de secours du CNM
– le fonds d’urgence de la Région Pays de la Loire (dit volet 2)
– les reports de loyer (?)
Généralement, pour ceux qu’on a pas eu, c’est soit qu’on n’est pas éligible, soit que notre situation n’est pas encore assez critique. Pourtant, critique, elle l’est, puisque la crise nous a interrompus au milieu d’une petite dizaine de productions d’albums, budgétées sur des espérances de tournées anéanties, mais aussi et surtout sur des espérances de droits éditoriaux réduites à néant : car lorsque les tournées reprendront, nos artistes joueront probablement déjà d’autres morceaux. Oups !
Sans le prêt, on serait déjà à découvert de 20 000€, probablement 50 000€ une fois tous les disques pressés, sortis, promus, donc d’ici septembre 2020. Or, depuis qu’on a eu ce prêt, on est par définition à flot niveau trésorerie et ce pour cinq ans ; cela nous rend inéligible (pour l’instant) aux mesures de sauvegardes les plus immédiates (CNM et Région notamment), réservées aux situations de faillite. C’est de bonne guerre. Et puis dans une situation pareille, à choisir entre un gros prêt ou un petit billet, vous auriez fait quoi ? Ah bon ? Ah mais c’est peut-être parce que nous on est des oufs, on fait de la zic sur des PC.
Donc on a plus de fonds propres, mais on dégueule d’espoir.
Mais l’important c’est pas l’argent, l’argent c’est sale, l’important c’est de voir que collectivement (au sein de la team admin bien sûr, mais aussi au niveau de chaque artiste) la machine s’est rapidement adaptée et remobilisée sur moult fronts, tout le monde travaille à fond et franchement je vois pas comment ça pourrait foirer*. Des albums, des SIRET, des bureaux, c’est comme si on avait pris le billet de la Banque Postale et qu’on l’avait coupé en 10 pour lancer 10 petits Vlad. Quand on sait que le premier a été monté par un DJ sur Acid Pro au RSA, et qu’on voit l’armée de guerriers du tableur et du DAW qu’on est tous devenus, c’est limite indécent.
Indécent parce qu’indéniablement, et je préfère le dire dès maintenant comme ça c’est fait : si jamais les concerts devaient reprendre comme avant (je n’y crois pas personnellement mais le fait que je n’y croie pas ne fait pas disparaître l’hypothèse), alors nous devrions profiter de cette crise, pour au moins trois raisons.
D’abord, nous faisons face à un afflux de cash jamais vu dans notre histoire, alors que c’était notre problème le plus criant : devoir attendre que nos albums tournent sur scène et en radio pour se refaire et pouvoir lancer les suivants. On s’était même remotivés à refaire un tour des banques fin 2019, et j’avais identifié des systèmes d’aides à la trésorerie, je me disais putain c’est ça qu’il faut, faut que j’aille les voir avec une belle cheumise.
Également dans le sens où nous avions consacré les deux ou trois dernières années à travailler nos financements, nouant des relations de confiance avec nos financeurs publics de référence (la Région Pays de la Loire, le Ministère, le CNM, salut les copains!), améliorant notre connaissance des aides des organismes privés, rationalisant notre gestion pour pouvoir tenir le rythme. On a même embauché des administrateurs et lancé des appels à projets, c’est dire un peu la folie. Et depuis le début du confinement j’entends trop d’histoires de collègues et concurrents au tapis ou en PLS devant le merdier. Moi c’est pas compliqué j’ai pas sorti d’EP depuis 2016 et la nuit je rêve de requêtes SQL. J’ai envie de dire aux copains appelez-moi, et j’ai envie de dire aux concurrents go jouer sur facebook.
Enfin, dans le sens où depuis dix ans, notre modèle n’avait cessé de se diversifier pour tendre à dépendre le moins possible d’une activité en particulier. Et la crise sanitaire actuelle ne fait que confirmer cette nécessité puisqu’on voit bien que lorsque les concerts s’arrêtent, même si on meurt pas tout de suite, on est quand même pas bien.
Une fois ce constat fait, vient à l’esprit de l’entrepreneur musical péri-urbain revanchard (que je suis probablement) un genre de dialogue entre les 2 petites voix là :
– wesh on l’a pas volé ce cash, depuis le temps qu’on gagne un demi-SMIC horaire
– ce cash, il aurait peut-être pu (ou dû ?) servir à sauver des vies, les masques etc
– nan mais c’est du prêt de toute façon faudra le rendre et on paiera les intérêts
– il faut urgemment repenser le modèle et se recentrer vers nos besoins primaires
– ok mais nous on fait de l’Art, ça sert la condition humaine en général, justement la crise montre qu’on doit arrêter de se comporter comme des animaux
– va dire ça à un mec qui meurt de faim ou qui tousse
– bof de toute façon des mecs meurent tous les jours on n’y peut rien
– ouais ben quand ça sera toi ou tes parents t’arrêteras ptet de faire le gogol sur internet […]
Si tout va bien, ce dialogue dans nos têtes va durer encore quelques belles années.
Sentez-vous libre de continuer à nous soutenir et à nous observer nous battre avec ça, c’est pas du voyeurisme, c’est l’Histoire du Ghetto Folk qui s’écrit sous vos yeux rouges.
Le secrétaire général
* la phrase typique du mec juste avant de se prendre un mur
Crédit photo : Matt Groening