La trompette, par Boris Viande

Mon parcours de punk home-studiste m’a amené à taquiner plusieurs instruments. Je joue assez mal de la plupart d’entre eux, mais là n’est pas tellement la question, puis d’abord je fais ce que je veux. Parmi ces instruments, il y en a un qui revêt une importance toute particulière : je veux parler de ma Yamaha YTR4335 toute niquée, achetée 3200 francs en 2000, l’année de mon bac.

Cet instrument de torture m’a permis à lui seul de gagner v’là le pognon (j’écris ce texte depuis mon duplex sautronnais). Mais il m’a aussi et surtout apporté des heures et des heures de souffrance, de frustration et de bonheur.

Le 9 avril 1999, j’ai 15 ans et j’assiste à un concert de Sinsemilia à l’Olympic (Nantes). La section cuivres me fascine, mais le saxophone me paraît compliqué à jouer. La trompette, avec ses 3 petits boutons, me fait de l’œil.

C’est Christian Belz, professeur de trompette à l’école de musique de La Harlière (Saint-Herblain) qui m’a patiemment mis le pied à l’étrier. Durant ces deux années, il fit de son mieux pour inculquer un peu de méthode et de rigueur au jeune skaman fougueux que j’étais. Pas tout à fait en vain, car j’ai retenu de ces cours du mardi soir l’essentiel : l’amour de l’instrument. Big up maestro !

J’ai alors joué faux et fort pendant des années dans le meilleur groupe herblinois du monde. Des riffs ska, vaguement funk. De toute façon, à quoi peuvent bien servir des cuivres dans un groupe de punk ?

A chaque concert le même scénario : #ToutRouge pendant dix minutes, puis je retournais à ma guitare, les lèvres toutes blanches, à la fois apaisé et frustré. Que d’la gueule !

Ma rencontre fracassante avec la world music eut lieu à l’écoute d’une compilation ukrainienne de chansons à boire (“Boudma!”) achetée dans une station-service au retour de notre concert au Be Free Festival (Lviv, 2008). Puis il y eut l’album Iag Bari de la Fanfare Ciocarlia entendu à la FNAC de Nantes. Et les compilations Russendisko ramenées de nos étés berlinois.

Kompott Party @ Stadtgarten Köln, 01/04/2017 – Katja Pysmenna

Dès lors, je portai un regard nouveau sur mon biniou. Il devenait possible de jouer une musique belle et rebelle, sans se palucher le solfège, les gammes pentatoniques supercramées et les riffs disco en costard.

Mais le plus dur restait à faire : travailler sans relâche, au gré de l’humeur des voisins, pour faire sonner ce truc en métal qu’il y a même pas besoin de brancher putain.

Fait déterminant, j’ai eu la chance de commencer à jouer plutôt tard. Il était évidemment inutile de chercher à devenir un virtuose. Il fallait donc être malin et prendre le problème par le bon bout : comment faire pour retirer le maximum de plaisir de l’objet, et transmettre ce plaisir aux autres ?

Ceux qui le pratiquent le savent : la trompette est parmi les instruments les plus ingrats qui soient. Parfois, on prend le truc de travers, un bout de lèvre se met mal et on joue faux pendant une semaine. Parfois, le son est vilain, sans raison apparente. Parfois, le son sort juste pas. Souvent, on prend plus de plaisir à regarder et tripoter l’instrument qu’à en jouer.

Et alors qu’il est si simple de sortir de manière sûre et constante un skank de guitare, placer un riff de clavier ou d’accordéon, ou encore brailler dans un mic, le cuivre est indomptable. Même quand le riff est à peu près maîtrisé, il suffit d’un coup de mou ou d’une mauvaise acoustique et c’est la panique. Les trois pistons sont largement secondaires dans l’affaire : le son se forme à 99% au niveau de la bouche. L’aléa est considérable. Le facteur humain est prépondérant. La faillite au coin de la mesure.

Parmi ceux que je pratique, la trompette est de loin l’instrument qui demande le plus de mental. Il faut jouer peu et bien. Le trompettiste est celui qui donne l’impulsion, l’attaque, le climax. Il peut saloper tout un groupe ou tout un orchestre en un quart de seconde, et parfois sans même avoir eu le temps de s’en rendre compte, car il est le dernier à entendre ce qu’il joue. Je le sais, je le fais régulièrement.

Vladivostok en 2006 – Boris Viande & Szam Varadino

Cette précarité est accentuée par la nécessaire sobriété des mouvements du corps. Courir partout et sauter sont sérieusement contre-indiqués pour parvenir à conserver une bonne colonne d’air et une bonne pression dans le tuyau. Le trompettiste est ce musicien qui bouge peu, attendant patiemment le moment où, en un éclair, tout son être sera mobilisé par l’exécution d’un geste unique et non négociable.

Il faut donc avoir une foi absolue en soi et en sa technique, et ce en toute circonstance. Impossible de jouer à moitié, en retrait ou avec désinvolture. Au moment de l’attaque, y croire, quoi qu’il arrive. Et sous ces strictes conditions, le miracle est possible.

Le riff brutal qui sort du bide et qui couche les cinq premiers rangs. La petite trille qui fait trembler la paupière du sondier. La tierce qui fait basculer la tête en arrière et fermer les yeux.

L’investissement physique est monstrueux, mais toujours payant. Le phrasé victorieux est ressenti comme tel jusque dans les joues, les poumons, les tripes.

À mes oreilles, et curieusement, les trompettistes virtuoses ne sont pas toujours ceux qui procurent le plus de plaisir. Un trop grand niveau de maîtrise peut parfois étouffer le subtil degré de risque inhérent à la trompette et qui lui confère son côté héroïque. Inversement, quoi de plus jouissif qu’un musicien amateur qui largue tout à coup une rafale de ouf ? Ou qu’un papy de la fanfare locale qui décaisse un putain de contre-ut alors qu’on le croyait endormi ?

Alors oui l’instrument est difficile, mais c’est peut-être pour cela qu’il procure autant de plaisir. Pour rien au monde je ne troquerai cette saloperie de ferraille contre un outil fonctionnel, docile et désespérant de ponctualité. Car sa pratique est un combat permanent, comme toutes les belles choses de la vie : l’argent, le respect, l’amour.

Boris Viande