Bien que vous lisiez ces lignes en février 2019, sachez que l’idée maîtresse de cet article copieux a germé en avril 2018. Le respect élémentaire commandait alors d’en différer la publication, afin de ne pas squatter inopportunément l’attention de nos lecteurs au moment de ce qu’on a appelé ensuite la vague #MeToo. Quelques recherches sur des gros mots comme mansplaining ou encore male tears devraient vous permettre de comprendre rapidement que l’attention (a fortiori numérique) de l’opinion publique s’inscrit dans un timing millimétré, et qu’il est vital d’en comprendre les mécanismes pour respecter la parole des opprimés – surtout lorsque l’on parle de la plus grosse minorité du monde.
Ceci étant posé, insérer le mot « consentement » dans le titre d’un article traitant de musique enregistrée relevait bien sûr d’une stratégie clicophile* assumée, mais permettait également de mettre en lumière un phénomène dont absolument personne ne parle, et qui constitue pourtant un autre mécanisme d’oppression en puissance. Il s’agira donc ici de montrer en quoi, bien que s’exerçant contre des populations différentes et selon des processus différents, ce mécanisme pouvait ressembler à celui qui oppresse quotidiennement les femmes dans une société patriarcale. On parle d’ailleurs de culture du viol, est-ce un hasard si c’est le mot culture que l’on voit poindre ici ?
Ainsi, cette notion – hélas nouvelle dans le débat public – de consentement (et de consentement éclairé) met en lumière la condition d’équivalence et de réciprocité que devrait remplir n’importe quelle relation amoureuse et/ou physique de nos jours. Le fait de devoir rappeler quelque chose d’aussi élémentaire en dit long sur l’état des mœurs de pays qui se disent « développés ». Il y a encore beaucoup, beaucoup de travail ; et les hommes qui voudraient participer au progrès social global sans pour autant interférer dans des débats qui ne les concernent pas au premier plan pourraient par exemple s’approprier ce thème original et connexe qu’est l’absence de consentement des masses quant à leur exposition permanente à la culture industrielle. Et ce pour plusieurs raisons.
D’abord, et comme tout mécanisme d’oppression, la culture industrielle s’attaque en premier lieu aux groupes sociaux minoritaires : les femmes, les racisés, les pauvres. Par leur instrumentalisation, leur exotisation et leur essentialisation, elle tend à façonner le paysage capitaliste que nous connaissons, et dans lequel nous finissons par trouver toutes sortes d’oppressions habituelles, sinon normales. Les clips, le cinéma, la télévision créent un climat général dans lequel le sexisme, le racisme, l’âgisme ou le validisme sont supportables. Il est même largement probable que cette culture industrielle n’existe que dans le seul et unique but de rendre le patriarcat et le racisme supportables, sinon légitimes.
Petit aparté : il est possible que sous certains aspects, le sport remplisse strictement la même fonction, glorifiant les masses populaires dans le strict cadre de la compétition physique, pour mieux entretenir en creux la domination d’une élite bien trop chétive pour s’abaisser à courir après un ballon de football. Sans joueurs issus des classes populaires, le football n’existerait peut-être pas. D’ailleurs, les commentateurs ont systématiquement l’accent sud-loire, marqueur évident d’une origine provinciale. Je mélange tout mais bon
Deuxièmement, il est à craindre que la convergence des luttes ne mène souvent à une divergence des fins : chaque groupe social constitué a tendance, une fois ses propres revendications satisfaites ou réprimées dans le sang, à rentrer dans le rang. C’est ce qu’on a globalement observé au fil des révoltes sociales de 2018, l’exécutif s’appliquant à répondre isolément à chaque corporation pour saper la cohérence de l’ensemble : cheminots, puis chômeurs, puis taxis, puis policiers, puis fonctionnaires, dans le désordre et j’en oublie (plein).
Et de manière très logique, c’est un élément déclencheur en apparence anodin – la hausse du coût du carburant, qui concerne pratiquement tout le monde parmi les victimes du capitalisme – qui a permis le mouvement dont l’ampleur inédite à ce jour a surpris tout le monde. Une insurrection se construit en réaction à des attaques mesquines, des violences symboliques, pas sur un front uni de revendications concomitantes. Tout ça pour dire que la musique industrielle omniprésente pourrait constituer un ennemi commun de premier choix, tant elle cristallise les oppressions contre tous types de minorités, dans un schéma global uniforme, d’apparence inoffensive mais en réalité tout à fait efficace dans le conditionnement quotidien des masses. Bordel mais coupez-moi la FM dans les magasins !
Je n’ai personnellement jamais consenti à ce que cette culture industrielle pénètre mon quotidien au point de m’imposer des repères culturels prégnants sur des sujets tels que ma vision des femmes (Mélissa – Julien Clerc) ou des racisés (Africa – Rose Laurens), ou qu’elle ne s’immisce dans les moments festifs de ma vie pour y associer une imagerie d’argent et de luxe (24K Magic – Bruno Mars). D’ailleurs, à bien y réfléchir, je n’ai jamais demandé à ce qu’une production industrielle quelle qu’elle soit ne s’impose à moi pour me raconter ma vie dans son langage. Qui sait quelle personne incroyable j’aurais pu devenir, si j’avais pu grandir loin de l’influence constante de l’imagerie FM qui m’a cueilli et conditionné dès le plus jeune âge ?
Le mécanisme à l’œuvre est de nature comparable à celui du patriarcat ou du néocolonialisme, à ceci près que l’intensité de la violence ressentie individuellement est inversement proportionnelle au nombre de victimes. Or, se percevoir – même brièvement – comme victime d’un mécanisme d’oppression alors même qu’on est un homme blanc cisgenre permet de renverser la perspective. Les minorités en lutte ne sont tout à coup plus vues (si c’était le cas) comme des menaces potentielles à notre confort illégitime, mais plutôt comme des alliés désormais incontournables. Rapide calcul : les femmes constituent la moitié de l’humanité. Qui prétendrait s’attaquer sérieusement au capitalisme sans l’aide précieuse d’une telle armée ?
Enfin, c’est précisément l’omniprésence de la production industrielle – lui conférant au passage le grade envié de culture, à la différence des productions indépendantes qui ne sont, au mieux, que de l’art – qui nous donne à nous, grand public, le droit de la juger, de la critiquer et de la boycotter. Les innombrables canaux de diffusion non consentis qui permettent à la culture industrielle de nous envahir font de nous des vecteurs de cette production, qui nous appartient à tous de fait. Mélissa et Africa ne sont des tubes que parce qu’ils sont ultra-diffusés ; imprégnant notre culture, ils font de nous leur véhicule, et leurs mots deviennent nos mots. On finit par les faire écouter à nos enfants, écoute ça petit, ça c’est de la musique, tu vois ça fait danser tes tontons et tes tatas.
Parce que notre rapport à la musique industrielle est largement non consenti, nous sommes légitimement fondés à faire le tri dans l’imaginaire collectif dans lequel nous apprenons à imaginer nos relations avec nous-mêmes, avec les autres, avec le monde, tout comme le langage est le cadre dans lequel nous formulons nos pensées. Cela nécessite un travail personnel et collectif, comparable à celui qu’il faut fournir chaque jour pour déconstruire le sexisme ou le racisme, et ce travail n’est pas naturel : il est au contraire purement culturel. Cela demande des efforts ; on fait et on fera des erreurs, mais c’est bien là ce qu’on appelle le progrès humain. En attendant qu’on soit tous sauvés par l’intelligence artificielle quoi.
* le terme « putaclic » est plus connu mais serait particulièrement malvenu ici.