Si vous êtes un artiste et avez déjà eu le courage de vous rendre à un salon professionnel, ou tout événement s’en approchant, vous avez dû être frappé par une chose évidente : il s’agit là de lieux où les manageurs, tourneurs, producteurs, organisateurs, labels se rencontrent, et les artistes y sont largement minoritaires, voire absents, car représentés. C’est normal : il s’agit tout simplement du résultat d’une répartition des tâches dans la filière, et tous ces métiers complémentaires ont besoin de moments pour débattre collectivement, élaborer des projets, imaginer l’avenir. Se pose alors la question suivante : mais où diable les artistes se rencontrent-ils ?
Au-delà du simple aspect festif, l’absence d’événements collectifs réunissant des artistes (autres que les concerts et festivals où les groupes ne font que se croiser autour du catering) est symptomatique du déséquilibre dans le rapport de forces qui anime le développement artistique. Je m’explique.
Aujourd’hui (et peut-être depuis toujours) l’artiste est en situation de demande. Stoplaît trouvez-moi des dates, venez voir mon concert, achetez mon disque. Cela permet à l’écosystème de la filière de s’organiser favorablement dans les fonctions support, de la production jusqu’à la diffusion. Tous les métiers de la filière sont à peu près accessibles et correctement défendus, sauf ceux des artistes (de l’auteur à l’interprète), qui ne peuvent pas faire grand-chose d’autre qu’espérer attirer l’attention d’un tourneur ou d’un label par un travail acharné – ou un coup de bol.
Au sein d’un catalogue de label ou d’un roster de tourneur, les artistes intermédiaires voire petits en termes de notoriété sont largement interchangeables. Des tonnes d’excellents groupes peinent à trouver l’oreille de professionnels, et des milliers ne cherchent même pas (ou même plus) à se professionnaliser. Et pourtant, honnêtement, quel professionnel n’a jamais pris de méchante claque devant un groupe amateur ? (Si vous pensez être ce genre de professionnel, lavez-vous les oreilles et descendez un peu au bar du coin, vous serez surpris.)
Il serait pourtant plus sain et plus efficace que le rapport de forces s’équilibre, et donc qu’il existe des endroits où les artistes puissent être majoritaires, et où les manageurs/producteurs/etc deviennent, pour une fois, minoritaires ou interchangeables. Plus sain, car cela remettrait la création (et donc la diversité) au centre de la filière. Plus efficace, en tout cas d’un point de vue artistique, car cela tendrait à sélectionner les artistes sur leur travail et non sur leur potentiel d’adéquation avec la bande FM et la programmation des gros festivals estivaux.
Ces endroits, qu’ils soient réels ou virtuels, sont parfois difficiles à entrevoir, il faut un peu d’imagination. Prenez une table de bar, trois musiciens issus d’univers différents, et un gérant de label, ou un programmateur de festival. La discussion s’oriente vers des principes de mécanique de jeu, des systèmes d’accordage de guitare, des structures de morceau, peu importe. A cet instant la parole du gérant de label ou du programmateur est pour une fois marginalisée, car son avis sur des aspects purement artistiques sera rarement aussi pertinent dans la discussion que celui des musiciens eux-mêmes. Ce professionnel sera d’ailleurs souvent admiratif devant l’expertise des artistes, et placé dans une situation où, pour une fois, ce sera lui qui aura envie de travailler avec tel ou tel artiste. Et bah c’est pas souvent.
Autre situation, un concert important (sortie d’album, fin de résidence, showcase) : dans le public, plusieurs professionnels, venus repérer le groupe ou venus se voir entre eux. Durant le concert, c’est l’artiste qui impose sa parole, le programmateur ou le tourneur est bien obligé d’écouter. C’est souvent là que le groupe peut conquérir l’estime de tel ou tel. Ce moment précieux n’arrive qu’une fois par an, et encore. Et les professionnels ont tendance à ne se déplacer qu’une fois qu’ils sont déjà intrigués par l’artiste, ce qui est normal. Et quel professionnel n’a jamais eu à cœur de défendre seul contre tous ce petit groupe inconnu découvert dans un caf’conc’ durant ses vacances ? Logique : à cet instant, le groupe a semblé rare et précieux, et le pro s’est dit oh putain quelle chance j’ai de les découvrir et d’être le seul pro dans ce public de touristes hollandais.
Ainsi, pour que l’artiste soit un peu moins souvent en situation de faiblesse (= de demande) et un peu plus souvent en situation de force (= d’offre), il faut réfléchir à multiplier ces moments où des artistes peuvent tranquillement se rencontrer sur des problématiques qui relèvent de leur expertise, et non systématiquement à des moments où ils apparaissent comme des gens un peu perdus dès qu’on parle gros sous, et tout juste bons à faire gling gling ou boum boum.
En plus, ils pourront librement échanger leurs impressions et retours sur le travail fourni par tel ou tel professionnel du développement, ce qui leur permettra de mieux comprendre comment tout cela fonctionne, et d’accentuer la pression qu’ils peuvent mettre sur leurs employeurs.
Et pour finir, parce qu’à mendoné il faut prêcher pour sa paroisse, sachez que l’éditeur musical peut être un important soutien dans l’amélioration du rapport de forces au bénéfice de l’artiste :
- parce qu’il intervient au cœur de la création, bien avant qu’il ne s’agisse de penser l’exploitation des œuvres (que ce soit à travers la vente de spectacles ou de disques) ;
- parce qu’il accompagne l’auteur-compositeur sur le temps long et ne cherche pas la rentabilité à court terme ;
- parce que n’étant pas employeur des auteurs, il n’a pas le pouvoir de contraindre la création, mais seulement le libre choix de signer telle ou telle œuvre ;
- enfin, parce que son rôle sera de multiplier les sources de droits, il sera en permanence en recherche de partenariats et jamais dans une logique de rétention malsaine.
Nan vraiment si vous connaissez pas encore intéressez-vous. Vlad est un éditeur indépendant d’artistes alternatifs, créé et animé par des artistes : on pousse très fort pour défendre des esthétiques majoritaires dans la création globale bien que minoritaires dans la diffusion internationale, et on accompagne des artistes immergés là où d’autres n’ont de considération que pour l’artiste émergent tout sec. Mais vous pouvez aussi aller signer chez des tocards.
Crédit photo : Fédération Française de Bras de Fer