Valeur et richesse

Il est des concours de circonstances que certains seraient tentés d’imputer au hasard. La bonne blague !

Ce week-end, une vidéo du remarquable Franck Lepage sur l’art contemporain fut le point de départ d’une discussion échevelée sur l’art. Oui, c’est un sujet qui nous tracasse. De quoi qu’on pourrait se tracasser d’autre, on a pas assez de fric pour se branler sur du matos ou sur l’immobilier, et la religion c’est trop compliqué.

Et justement, au milieu d’une série de scuds anti-capitalistes, notre bon Franck a formulé ceci : selon lui, l’art contemporain réalise le rêve capitaliste de permettre la création de valeur sans création de richesse. Regardez la vidéo car je ne peux citer précisément son raisonnement ici, sauf à recopier tout le verbatim, et la vidéo dure 30 minutes.

Ceci nous a permis d’échanger de manière constructive sur le caractère tout à fait relatif des notions de valeur et de richesse. Dans le contexte, Lepage considère qu’un art qui se limite au concept (en supprimant les aspects techniques, par exemple) permet la création de valeur sans qu’il ait mobilisé au préalable de travail productif. D’accord, mais à condition de considérer que le travail de conception ne vaut rien, et que seul le travail technique compte.

Du genre : « quoi, 400 balles pour un logo ? mais t’as juste écrit le nom en noir avec un trait jaune au-dessous. »
Ou alors : « Brassens, tu parles, y’a juste guitare voix, pas d’arrangements, puis c’est super mal enregistré. »

La notion de technique est relative : on peut passer deux cents heures sur un track de moombahton, pour un jazzeux ça restera « un morceau fait sur ordi je parie que le mec a passé 2 heures max. » Inversement, allez essayer d’impressionner un laptop producer avec une impro jazz. « Bof le mec fait n’imp sur la gamme pentatonique » voire « Bof le mec fait n’imp. »

D’ailleurs, la technique entraîne des vécus assez particuliers : parfois, les morceaux qui ont demandé le plus de travail ont fini par lasser leur auteur, et certains morceaux qui sont venus « comme ça » sont jugés plus puissants, peut-être parce qu’une part de chance ou de transcendance a guidé la main au moment de leur création, là où un truc réfléchi de partout a peut-être perdu tout intérêt en route.

Il n’est peut-être pas surprenant qu’un penseur comme Lepage, militant de l’éducation populaire, envisage l’art d’abord sous l’angle de la richesse produite. Une oeuvre qui ne mobilise pas ou peu de travail technique trouve parfois moins d’écho auprès d’un public non averti : « bof, ce sont juste des déchets peints en bleu. » Or, ce type d’oeuvre à la conception technique minimaliste met précisément l’accent sur le concept – qui lui, ne coûte pas cher en matériel, même s’il peut coûter autant sinon plus en temps de travail intellectuel. Alors que faire un tableau réaliste, ça prend des années, mais ça demande pas vraiment de se creuser la tête devant la page blanche. Il faut travailler la technique, certes. En gros, être un bon élève.

Mais si les bons élèves font de bons professeurs, ou de bons exécutants, ça ne fait pas nécessairement de bons artistes. Alors, revenons à nos histoires de valeur et de richesse.

La valeur, c’est la mesure qu’au moins deux individus s’accordent à donner à une même chose : c’est une notion objective.
La richesse, c’est la mesure de la différence de valeur qu’un même individu donne à deux choses différentes : c’est une notion subjective.
Un exemple : prenons 2 personnes, l’une apprend à l’autre à faire des crêpes. A la fin, les 2 savent faire des crêpes. On a créé de la valeur sans créer de richesse pour autant. A l’inverse, prenons 2 personnes : l’une donne 10 balles à l’autre. La richesse de chacun a évolué : celle du premier a diminué, celle du second a augmenté. Il n’y a pas eu création de valeur : les 10 balles valent toujours 10 balles, quelque soit la poche dans laquelle elles se trouvent. La richesse ne se partage pas, elle ne peut que changer de poche. La valeur, elle, peut réellement se partager.

Alors c’est vrai, l’art contemporain permet la création de valeur sans création de richesse, et ça peut expliquer pourquoi les capitalistes ont milité pour défiscaliser l’art contemporain et ainsi y placer leur fric. Si ça se trouve c’est moins chiant à trimbaler que des putains de lingots.

Mais là où il faut faire la part des choses, c’est que créer de la valeur sans créer de la richesse ça ne profite pas qu’aux riches. Précisement : évaluer la capacité de production en termes de richesse produite revient à considérer l’individu comme uniquement capable de fournir une force de travail : un ouvrier, un exécutant, un tâcheron du capital. Alors qu’en envisageant la productivité sous l’angle de la valeur, on peut dépasser cette vision sinistre et faire de quiconque un créateur de valeur, au sens de l’intérêt général, du bien commun, m’voyez.

D’autant plus qu’à envisager le monde sous forme d’une somme de richesses (finie, qui plus est) à partager, nous en sommes réduits à nous mettre sur la gueule pour piquer ce que possède l’autre. Dans le spectre politique, et vu qu’on est en pleine période d’élections, vous noterez que certains candidats prétendent défendre les intérêts des puissants, des riches ou des patrons – et d’autres prétendent défendre les intérêts des petites gens, des pauvres ou des salariés. Finalement, tous se battent pour la richesse : les premiers veulent la conserver, les seconds se l’approprier de manière plus ou moins directe. Moins nombreux sont ceux qui envisagent le progrès comme d’abord la création de valeur : que ce soit par la culture, l’éducation, la justice.

Et nous dans tout ça ? On est là, Papa ! On inaugure d’ici quelques semaines 2 nouvelles initiatives extrémistes, explorant chacune de ces directions. L’une sera tournée vers la création de valeur avec la mise en place d’un modèle économique tournée vers le concept, le numérique, l’imaginaire, le puissant, tout ça à peu de frais. L’autre se consacrera à la création de richesse, avec un modèle de labeur, d’artisanat, de sueur de travailleur méritant.

Au fait tu lis ce genre de trucs sur le site des autres labels aussi ou pas ?