Appropriation culturelle : le mea culpa de Boris Viande

Oui car il est plus que temps !

L’histoire commence en 2006 : certains d’entre vous faisaient encore dans leur froc. Je suis alors l’heureux guitariste-trompettiste du groupe de discopunk herblinois Vladivostok, grâce auquel j’entreprends plusieurs voyages dans des pays tels que la Roumanie, le Belarus, l’Ukraine, la Serbie. Est arrivé ce qui devait arriver : nous avons commencé à intégrer des influences de ces contrées dans notre punk périurbain. Au début, c’étaient seulement des samples ou des visuels, puis des bouts de mélodie et d’harmonie : dans le contexte punk approximatif ça passait crème. Vers la fin, on mettait du cyrillique partout et cela ne serait venu à l’esprit de personne de nous taxer d’approcul, déjà parce qu’à l’époque personne n’en parlait, puis parce qu’on jouait tout à fait autre chose que de la world music. Et pourtant on était en plein dedans, désolé frère.

A partir de 2009/2010, je deviens DJ et je commence mes premiers tracks et remix en solo. Je commence par adapter des traditionnels d’ex-URSS pour pouvoir les jouer dans mes sets, puis je m’enhardis à attaquer des compositions d’inspiration vaguement balkanique. Le 19 avril 2012, c’est l’accident : avec l’aide de quelques collègues, je commets Balkan Boombastic, un EP de morceaux electro-balkan bien babtou, et je vais jusqu’à faire figurer 2 jeunes serbes qui n’ont rien demandé à personne sur le jipeg. Au moins, j’ai le bon goût d’intituler le premier morceau Viens dans la piscine. Ce qui, accolé à mon pseudonyme improbable – lequel était au départ le nom d’un morceau de punk/metal composé pour Vladivostok (ce morceau s’est ensuite appelé Mega Sanchez pour info) – laisse présager d’une certaine distanciation par rapport au folklore d’origine. Mais tout de même.

Je récidiverai plusieurs fois en 2012, puis en 2013 : le Google Translate tourne à fond pour trouver des noms de morceaux qui fassent un peu exotique, et qui du coup ne veulent rien dire – bon, de toute façon c’est de la musique instrumentale. A cette époque c’est la musique qui m’intéresse, je ne me soucie pas du tout des titres ni des visuels, comme le prouve d’ailleurs leur qualité médiocre. Je joue toujours dans des bars de province dans lesquels je ne croise pas l’ombre d’un serbe ou d’un roumain, donc je n’ai logiquement aucune raison de me remettre en question. Et comme je ne me déguise pas en tzigane quand je joue, j’ai l’impression d’être clean. Etait-ce suffisant ?

En 2014, je sors Nu Raï Experience, un EP archi troublant, car si les morceaux sont pas pire, le packaging est consternant : le mot raï est inséré ici pour faire du clic (à l’époque, un léger vent oriental soufflait sur la scène global beats) ; le visuel est constitué d’une photo du Sahara sans aucune mise en contexte ni distanciation : on est en plein premier degré. Au niveau des titres, je suis en roue libre, encore une fois j’ai aucune idée de quoi mettre vu que les morceaux sont instrumentaux, alors je mets “raï” ici ou “souk” là. On a échappé de peu à Couscous Beat ou Kebab Party.  Le climax du lol est probablement l’utilisation du terme “Beograd Club” sur quelques flyers et goodies. Cette trouvaille m’a valu un chambrage bien mérité de la part de mes amis serbes – peut-être l’équivalent d’un coup de talon au fond de la piscine.

Cette sinistre période s’achève en 2015 avec l’EP Balkan Boombastic #4, où on retrouve ce mot “balkan” dans le titre, mais cette fois au moins c’est moi-même sur la pochette et non un pauvre instrumentiste instrumentalisé. Le titre des morceaux est un peu plus distancié, il y a même un titre en français, pas mal sont en anglais. Disons que ça sent la fin de digestion, mais il en aura fallu du temps pour arrêter de faire des GUSO sur la culture des autres.

Et c’est normal.

C’est normal car la musique, et surtout l’écriture, c’est une affaire de parcours. Le même titre écrit par un artiste qui vient du punk ou du trad n’a pas du tout la même signification dans une discographie. En l’occurrence, si je n’ai jamais dépublié un EP ni un remix, c’est bien pour montrer d’où je venais et où j’allais, sans quoi il n’y a plus de compréhension possible de ma démarche.

Et à ma décharge, il y a plusieurs indices dans ma discographie qui ont pu laisser entrevoir le rapport complexe que j’entretiens avec la musique du monde, à commencer par le recours régulier à des titres en français dès Viens dans la piscine. Sur The Boombahton Summer (2012), on trouve un Mumbaiton et un Nu Manele scandaleux, mais aussi un Bourgonnière Beat bien herblinois. Nafplio Café (2013), l’EP du vol tous azimuts, de Moscou à Athènes, et d’Alger à Belgrade ou Santiago, s’ouvre par une Polka du vent de côte bien de chez wam et contient une chanson en français.

Depuis, j’ai eu la chance de travailler avec des artistes tels que les producteurs et DJs Kosta Kostov (Bulgarie), Killo Killo (Serbie) ou encore ShazaLaKazoo (Serbie) ; j’ai joué avec les chiliens de Sidi Wacho et les tziganes Erika Serre, Dragos Ivancea ou Mihai Pîrvan. Ces rencontres m’ont permis de confronter l’image “carte postale” que je me faisais de la musique du monde avec des réalités humaines et sociales autant qu’artistiques. Il n’est pas du tout anodin de prospérer sur l’attrait des occidentaux pour l’exotisme ou sur les clichés à l’encontre des minorités, et il est certes assez difficile de comprendre cela tant que l’on travaille coupé des minorités concernées : pourtant, à un moment, la rencontre avec l’autre a lieu, et il faut savoir en tirer les leçons.

Aujourd’hui, je n’aborde plus la cumbia ou la musique tzigane de la même manière. Même mon rapport à la musique bretonne a changé – non que j’aie décidé d’en devenir un porte-gwenn-ha-du supplémentaire, mais j’entrevois tout à coup une façon cool et pertinente de l’aborder, sans prosélytisme ni facilité. J’ai fait beaucoup d’erreurs, et ces erreurs m’ont permis de progresser et même de vivre de la musique, ce qui me rend coupable de vol et recel. Alors je pose ici ce mea culpa public, comme un nouveau départ vers je sais pas encore quoi. Allez-y, jugez-moi, mais restez à l’écoute, car ça va enfin commencer à être intéressant.

Boris