Le mastering, symbole de l’asservissement massif des créateurs

En tant que gérant du label le plus sulfureux de la scène ghetto-folk herblinoise, il m’arrive souvent de recevoir des courriels promotionnels de la part de studios de mastering.

Pour les non-initiés, le mastering est l’étape finale du mixage, le moment où l’on applique des traitements sur la piste stéréo d’un morceau pour tenir compte notamment du contexte dans lequel il sera écouté. Si on fait un album, on va essayer de rendre les titres cohérents entre eux. Si on vise la FM, on va essayer de faire sonner le morceau comme les autres morceaux de la FM. Si on vise YouTube, on va couper les basses, mettre tout en mono et monter le volume car le morceau sera vraisemblablement écouté sur un téléphone. Ha ha je livre mes secrets chut

Or, depuis toujours, je fais le mastering de mes morceaux moi-même – et je suis pas le seul. J’ai quelques restes de DIY et c’est pas quelques réglages sur un plugin qui vont me faire peur. Résultat, d’éminents puristes m’ont souvent charrié au sujet de mes choix, je ne suis playlisté nulle part, et je reçois des pubs de studio de mastering.

« Ça sonne »

Contexte : à l’aide d’un DAW cracké, vous venez d’enregistrer 4 titres avec votre groupe du samedi après-midi. Vous exportez les titres en stéréo, égalisez ici, compressez là (bordel cette snare est vraiment trop forte). Vous faites écouter au mec de la mairie en qui vous placez tous vos espoirs de réussite. Sa réponse vous glace le sang : « ça sonne pas, il vous faut un vrai mastering. »

Or, le mastering, vous l’avez déjà fait. Vos fichiers sont à 0 db, vous avez ajusté l’égalisation, la compression et quelques autres bricoles sur votre piste stéréo, laquelle fleure bon le local de répét, le PG58, le Peavey Bandit. Au nom de quoi quelqu’un peut-il vous dire que ça ne sonne pas ?

Ce que votre ministre local de la musique légale veut vous dire, c’est que ça ne sonne pas comme les stars. Si vous faites du rock, il trouve que ça ne sonne pas comme Nirvana ; si vous faites du rap, il trouve que ça ne sonne pas comme NTM (ah, les années 90, c’était autre chose hein). Parfois, sur les coups de 16h, il fatigue un peu et vous avouera que ça ne sonne pas aussi « bien » que Nirvana ou NTM. Il a tort à 4000% et je vais le prouver ici.

Car si les groupes industriels « sonnent bien », c’est parce que nous, auditeurs, nous nous sommes collectivement habitués à leur son. Personnellement, j’ai dû entendre Calogero ou les Beatles au moins 1 000 fois dans ma chienne de vie. Je n’ai d’ailleurs jamais demandé à les entendre : leur musique est constamment diffusée, à la radio, à Super U, chez le médecin, dans les pubs YouTube.

Dûment masterisée – c’est-à-dire modelée pour s’intégrer harmonieusement dans la playlist mondiale – la musique industrielle devient conforme et diffusable. Elle représente le son normal, le son standard : si vous parvenez à sonner comme ça, vous avez toutes vos chances de succès. Et pour y parvenir – ô surprise – il vous faut tout un tas de matériel super cher auquel vous n’aurez certainement jamais la chance de toucher vous-même.

Punchline 1 : si ce que vous voulez faire nécessite du matériel cher, alors ce n’est pas de l’art.

Parallèlement, le combat fait rage sur la bande FM pour sonner toujours plus standard. Dès qu’un nouvel artiste industriel est lancé (avant c’était à la télé, aujourd’hui ça se passe notamment dans les playlist Spécial Barbecue de Spotify), des milliers d’autres, probablement attirés par l’argent – comment leur en vouloir – tentent de se rapprocher le plus possible de son son. Et ainsi de suite dans une espèce de polarisation autour du succès. C’est ce qu’on appelle parfois intuitivement la soupe : ce qui plaît au plus grand nombre est mécaniquement le produit le plus consensuel, donc le moins clivant, donc le moins-disant artistique.

Punchline 2 : l’artistique est clivant, l’esthétique fédérateur.

La soupe FM est le contraire de l’artistique. En revanche, elle raffole de l’esthétique : pensez par exemple aux jipegs des grandes marques de prêt-à-porter. Vous y verrez une étrange ressemblance avec les clips industriels, c’est normal. Y’a même des paroles de Beyoncé sur des t-shirts si si. C’est normal, il faut toucher le public le plus large possible. Il faut que ça soit joli.

Or vous, depuis le local de répét que vous partagez avec la batucada de Bouguenais, vous n’êtes pas parvenus à reproduire le son de la playlist mondiale. Bon, à votre décharge, vous manquez de budget, et vous vous sapez chez Décathlon. Votre EP, il sonne ghetto, il sonne amateur, il sonne Peavey Bandit quoi : bref, il ne sonne pas. Et si on vous critique au moment du mastering, c’est par politesse : en fait, votre mix aussi sent la bouse, tout comme vos textes, vos fringues, vos bagnoles.

Vous êtes des bouseux, mais comme j’ose pas trop vous le dire, je préfère vous faire remarquer que votre mastering n’est pas professionnel. Un peu comme si je vous disais « vous êtes pas loin du but, continuez, mettez 2 RSA dans un mastering pro et là ça va déchirer ». Si d’aventure vous êtes assez têtus pour investir ces 2 RSA, je vous dirai alors que votre mix ne va pas non plus. Mon but est que vous restiez à votre place de bouseux, sans vous démotiver. Car j’ai besoin que vous soyiez là, sans quoi mon poste saute.

Dans ce système polarisé, les artistes industriels ne « sonnent bien » que parce que des milliers d’artistes indépendants « sonnent mal ». Calogero a besoin que des amateurs massacrent ses chansons chaque 21 juin pour justifier qu’une place à son concert coûte 80 balles. Si demain le moindre amateur sonne comme lui, c’est qu’il sera devenu mauvais. Si demain il n’y a plus d’amateur, il deviendra lui-même amateur. Il y a toujours des amateurs.

Le mastering est donc la partie émergée d’un processus anti-artistique au possible qui consiste à neutraliser toute particularité, toute personnalité de votre travail. Ce processus est global et dépasse bien sûr la simple étape du mastering, mais puisque c’est l’étape finale, c’est la dernière qui vous sépare du succès ou de l’échec : c’est donc là qu’on voit le mieux affleurer l’iceberg.

Conclusion, en faisant votre mastering vous-même :
– vous économisez de l’argent ;
– vous progressez techniquement ;
– vous œuvrez pour la diversité sonore, car vous donnez à entendre d’autres choix d’égalisation et de compression que ceux de la musique industrielle ;
– vous tendez à légitimer et encourager le travail de tous les amateurs du monde (qui ont autant de choses à dire que vous, si c’est pas plus) ;
– vous allez dans le sens d’une démocratisation de la production phonographique qui permet à toujours plus de gens de s’emparer de cette pratique artistique, virale par nature, et sociale par excellence.

Si vous n’avez pas le temps, vous pouvez confier votre mastering à un studio, pas de panique y’en a des bien. Mais il y a aussi des escrocs, alors fuyez si le mec commence à vous parler de sonner comme untel ou untel. Sauf si vous persistez à viser la FM, auquel cas cet article a bien dû vous faire marrer. D’ailleurs, spoiler : vous n’y arriverez pas.

Boris Viande