Cher tous,
Durant les 15 dernières années, j’ai passé au moins 5000 heures à vous regarder danser, vous lâcher tant physiquement que mentalement, interagir dans des espaces non régis par la hiérarchie productiviste, éventuellement tester vos propres limites individuelles, parfois aussi celles de celleux qui vous entourent, pour le meilleur et parfois le pire. J’en ai tiré un certain nombre de conclusions qu’il serait vain de vouloir lister exhaustivement, mon ressenti étant lié à ma propre sensibilité, dans une succession de tests « stimulis-réponse » au gré du tempo collectif et des références musicales de chacun.e, évalué à un instant t, dans des conditions normales de température et de pression.
C’est un processus continu et infini, comme une métaphore musicale des micro-interactions sociales que j’ai pu avoir avec chacun.e d’entre vous, comme si on s’était micro-rencontré.es et qu’on avait micro-appris l’un.e de l’autre à chaque fois, dans des mouvements du corps, des exclamations de surprise ou de joie, des regards plus ou moins nets. Il y a là de quoi s’occuper toute une vie.
Ce poste d’observateur.ice aux commandes de sa DJM, je l’affectionne toujours autant, même si ces derniers temps j’ai aussi adoré le questionner. Mon rôle est-il de vous sortir des morceaux, des sons toujours aussi inédits pour vous faire perdre vos repères de clubbeur ? Car vous en avez, des repères de clubbeur, vous savez exactement quoi faire de vous pendant YMCA ou Je danse le mia. Et si vous n’avez pas l’habitude du manele et de la polka, vous attendez fébrilement que je daigne dropper un titre que vous connaissez, et pendant lequel vous saurez enfin quoi faire de vous-mêmes.
Cette tension atteint son paroxysme lors d’une soirée privée, où, d’un commun accord et pour une nuit, les règles de la bienséance sont abolies de mon côté comme du vôtre : au plan musical, il n’y a plus aucun engagement de programmation ou de communication qui m’oblige contractuellement ; et côté dancefloor, le caractère privé de l’espace fait par définition tomber toutes les règles tacites de comportement en public. Je peux alors me laisser aller à un chassé-croisé entre clubbing expérimentalo-ghetto-folk et tubes capitalistes, dans un moment mi-troll mi-utopique, tandis que vous pouvez tenter de sortir de votre zone de confort quelle qu’elle soit pour vous aventurer dans des comportements inhabituels pour vous. L’alcool n’y est pas pour grand-chose en vérité.
On entend souvent dire que la pop et ses tubes sont fédérateurs. J’ai toujours pensé qu’ils avaient plutôt pour fonction de construire une prison pour nos imaginaires, se posant comme un socle de comportements communément admis en société pour « lâcher prise en toute sécurité », et destinés à régir les rares espaces qui pourraient encore échapper au capitalisme et au patriarcat. Ainsi, la pop a notamment à cœur de mettre en musique un anti-capitalisme de surface, chantant la libération individuelle dans un monde devenu fou sans qu’on se demande pourquoi ni par qui, ou encore un féminisme optimal, chantant la femme forte tant qu’elle reste abonnée à Marie-Claire. Le simple fait pour la pop de chanter l’utopie permet de circonscrire des thèmes entiers dans le champ de l’impensé, de l’impossible, assaisonnés de quelques accords magiques et de synthés rigolos. Le simple fait pour la pop de présenter le monde comme absurde nous empêche de nous demander ce qui ne va pas.
La fonction d’un.e disc-jockey de clubbing expérimental est donc éminemment politique, en ce qu’iel a pour objectif (conscient ou non) la mise en place des conditions d’un dancefloor ouvert, physiquement et mentalement disposé à accueillir la représentation dansée de n’importe quel être social, libéré de tout conditionnement pavlovien hérité de la musique industrielle, expurgé de tout mécanisme oppressif de conformation.
Comme toute pratique artistique, le champ des musiques traditionnelles et des musiques électroniques est infini. Ce qui en revanche me paraît désormais avoir une limite, c’est l’étendue et la profondeur du dialogue que peuvent entretenir l’anti-imaginaire collectif pop et ma propre sensibilité de DJ alternatif, à capacité de travail et espérance de vie finies (bien que dûment mobilisées, croyez-moi).
D’un côté, la pop peut strictement se résumer à une petite centaine de titres, disons une vingtaine par décennie en l’état actuel du niveau de mélomanie moyennement constaté dans mes réseaux et au sein de ma génération, au gré des playlists successives des clubs généralistes depuis cinquante ans. Elle se résume d’autant plus facilement que c’est dans son ADN de s’auto-résumer, la pop ayant vocation à compiler une sélection d’humeurs ou d’affects acceptables dans notre société. Elle ne déborde pas, elle ne fourmille pas ; elle est là pour être exhaustive et limiter notre imaginaire à un cadre déterminé, et nos choix de vie à quelques options pré-sélectionnées.
De l’autre côté, ma propre sensibilité est directement héritée de mon parcours d’artiste, d’abord ska-punk étudiant altermondialiste, puis bénéficiaire du RSA dans le Paris tzigano-centré, puis militant provincial ghetto-folk en phase d’embourgeoisement culturel, social et symbolique. Et j’ai beau courir les parquets et les sous-sols aussi souvent que possible, les semaines ont le même nombre de nuits pour tout le monde, et le fait que tout cela passe par mon prisme individuel pose une limite physique à la quantité de musique qui constituera le corpus sonore de mon humble expérience dans le paysage musical fronçais des années 2000.
Ce que je peux éventuellement apporter comme contre-discours à la pop a donc une limite tout à fait modeste, probablement atteinte depuis déjà quelques années d’ailleurs. Concrètement, je n’ai pas d’incitation artistique à aller digger 200 nouveaux sons chaque année pour continuer à faire barrage à ce que la pop nous propose, puisque la pop ne nous propose pas grand-chose. Je pourrais continuer à digger, mais les nouveaux sons n’auront probablement pas pour moi la fraîcheur et la puissance d’un Nikki Gal ou d’un Lezginka qui, eux, ont fait irruption dans mes oreilles à un moment où j’étais dans la quête de ce genre de son pour défoncer la FM de l’époque. Il est beaucoup plus pertinent, plus efficace et plus cool de laisser les nouveautés post-COVID aux jeunes en leur disant « faites mieux ». Ça m’empêchera pas de digger, mais le dig ne sera probablement plus le moteur de mon travail autant qu’il a pu l’être ces dix dernières années.
Le temps de réaliser tout ça, j’ai d’abord pensé que j’étais juste blasé.e par ce qui était devenu mon métier, puis que j’étais en panne d’inspiration car trop accaparé.e par la structuration du label Vlad, le COVID ou ma vie personnelle. Et plutôt que de succomber au concept vague de « maturité », je préfère désormais penser que j’arrive au terme d’un parcours passionnant qui m’a permis d’entamer la déconstruction de mon conditionnement à la musique industrielle. Certainement pas à 100%, car cela me couperait de mes ami.e.s et m’empêcherait de kiffer Cœur de loup, mais juste assez pour entrevoir la vacuité de la pop, et la finitude de la dialectique pop/ghetto-folk comme terrain d’expérimentation et terreau d’émancipation sociale.
Je continuerai bien sûr de me livrer à cette pratique fort rémunératrice, bien qu’un peu voyeuriste, qu’est le deejaying expérimental à tendance révolutionnaire. Simplement, je réfléchis à la suite, et, comme d’habitude, y contribue grandement le fait de poser ces quelques phrases sur WordPress, à l’aube, tandis que, quelque part dans cette ville, des gens branchent des enceintes.
Boris Viande